vendredi 13 mars 2015

1959, l'année qui a changé le jazz

Tout un billet inspiré d'un documentaire de la BBC ? Et pourquoi pas ! Surtout quand ledit documentaire parle d'albums aussi essentiels que les quatre qui suivent ! Voici 1959, une année essentielle dans l'évolution du jazz par quatre personnages aussi révolutionnaires que leur musique. Enjoie !

eSSeNTiaL CooL
Miles Davis "Kind of Blue"
ou "La révolution tranquille de Master Miles"

C'est l'album le plus vendu de toute l'histoire du jazz, c'est un album, surtout !, qui pousse les genres et les limites et atteint des sommets de grâce insoupçonnés. Ha oui, Miles Davis a fait fort avec ce Kind of Blue, très fort.
Déjà il y a le groupe, de rêve, avec une paire de saxophonistes à faire baver d'envie tout amateur de jazz qui se respecte, on parle bien entendu du tenor John Coltrane, pas encore la légende qu'il deviendra mais déjà l'instrumentiste d'exception que ne tardera pas à révéler Giant Steps, et de l'altiste Cannonball Adderley qui s'affiche presque aussi haut au panthéon du jazz de référence que le précité, Bill Evans au piano, auquel on doit l'aspect jazz modal vers lequel glisse ici Miles, et une section rythmique presque aussi mythique composée de Paul Chambers (basse) et Jimmy Cobb (batterie). Dans le genre, on a rarement fait mieux. Ensuite il y a les compositions, seulement cinq mais dont toutes (toutes !) sont depuis devenues d'immortels classiques, deux d'entre-elles étant cosignées par Miles et son divin pianiste. Enfin, il y a la magie des sessions elles-mêmes où, en deux petites journées, 2 mars et 22 avril 1959, la magie opéra au-delà des plus folles espérances des divers protagonistes. Rajoutez à ce jazz d'anthologie, racé, mélodique mais tout de même extrêmement recherché, révolutionnaire même si on retrouve divers aspects déjà développés par Miles dans ses précédentes explorations cool, les bonus essentiels de la présente édition anniversaire et vous comprendrez sans peine qu'ici le bonheur est complet et l'album un indéniable sommet dans une année pourtant riche en sensations fortes (merci Brubeck, Ornette et Mingus !). En vérité, voudrait-on dire du mal qu'on n'y arriverait pas, même avec la plus exemplaire mauvaise-foi.
Evidemment, Miles connaîtra moult autres heures de gloire mais jamais plus, allez peut-être avec Bitches Brew et sa fusionnante révolution, il ne parviendra à cumuler vision prospective et grâce mélodique comme sur ce Kind of Blue éternel, intouchable, et obligatoire, évidemment.

Disc 1
1. So What 9:22
2. Freddie Freeloader 9:46
3. Blue in Green 5:37
4. All Blues 11:33
5. Flamenco Sketches 9:26
6. Flamenco Sketches (Alternative take) 9:32
7. Freddie Freeloader (Studio Sequence) 0:53
8. Freddie Freeloader (False start) 1:27
9. Freddie Freeloader (Studio Sequence 2) 1:30
10. So What (Studio Sequence) 1:55
11. So What (Studio Sequence 2) 0:13
12. Blue in Green (Studio Sequence) 1:58
13. Flamenco Sketches (Studio Sketches) 0:45
14. Flamenco Sketches (Studio Sketches 2) 1:12
15. All Blues (Studio Sketches) 0:18

Disc 2
1. On Green Dolphin Street 9:50
2. Fran-Dance 5:49
3. Stella by Starlight 4:46
4. Love for Sale 11:49
5. Fran-Dance (Alternative Take) 5:53
6. So What (Live) 17:29

Miles Davis – trumpet
Julian "Cannonball" Adderley – alto saxophone, except on "Blue in Green"
John Coltrane – tenor saxophone
Bill Evans – piano (except "Freddie Freeloader")
Paul Chambers – double bass
Jimmy Cobb – drums
&
Wynton Kelly – piano on "Freddie Freeloader"

Miles Davis

THe BiRTH oF FRee
Ornette Coleman "The Shape of Jazz to Come"
ou "Sans compromis"

Un saxophone en plastique (!), un trio de lieutenants aussi furieux que lui et, évidemment, un vorace appétit à révolutionner un idiome ancien, c'est The Shape of Jazz to Come d'Ornette Coleman, un album qui porte merveilleusement son titre parce que, franchement, s'il y a un album de jazz de cette fin des années cinquante qui chamboule tout, c'est bien celui-ci.
Il fallait bien un agitateur comme Coleman pour parvenir à ce haut fait, qui devait s'appeler Congeniality (comme la chanson) avant que le boss d'Atlantic, Ahmet Ertegun, ne le renomme ô combien à raison, pour confectionner ce jazz chaotique et barré, sans compromis on peut le dire, qui n'en finit pas de faire des petits, d'influencer de jeunes pousses (même dans le rock !). Evidemment, contrairement à quelques autres grands albums de l'an, on pense évidemment à la référence ultime, le Kind of Blue de Miles Davis, il faut un estomac bien accroché voire une éducation auditive poussée pour "comprendre" tout ce qui s'y passe mais, vraiment, une fois passé l'obligatoire délai d'adaptation à la folie furieuse du présent quatuor où chacun brille et fait briller son voisin (et quels voisins avec le fameux cornettiste, et trompettiste mais pas ici, Don Cherry, le contrebassiste Charlie Haden qui nous a récemment quitté, RIP, et le spectaculaire batteur qu'est Billy Higgins, le moins connu du lot et c'est injuste !), ce n'est que du bonheur, si un bonheur, ne le nions pas, un poil masochiste. Parce qu'ici la mélodie est torturée, dévoyée, détournée, déconstruite et reconstruite pour arriver à un résultat... Ben, révolutionnaire, il n'y a pas d'autre mot !
Après The Shape of Jazz to Come, et ce malgré l'accueil d'époque plutôt frais qui lui fit fait, et vu le choc que ça a dû être on peut presque le comprendre, rien ne sera plus jamais vraiment pareil... Et c'est très bien comme ça ! Alors on dit quoi ? Bravo Mister Coleman !

1. Lonely Woman 4:59
2. Eventually 4:20
3. Peace 9:04
4. Focus on Sanity 6:50
5. Congeniality 6:41
6. Chronology 6:05

Ornette Coleman – alto saxophone
Don Cherry – cornet
Charlie Haden – bass
Billy Higgins – drums

Ornette Coleman

PoLyRyTHMie
The Dave Brubeck Quartet "Time Out"
ou "Jeu varié"

En offrant un panorama rythmique hors du commun dans les albums de jazz d'alors mais, aussi, en créant une sélection de mélodies imparables, Dave Brubeck s'inscrit de plein droit dans le who's who du jazz mondial avec Time Out, un album qui mérite qu'on y revienne.
Evidemment, vous en connaissez tous les "tubes", un terme inhabituel pour un jazz finalement assez prospectif, que sont Blue Rondo à la Turk, adaptation géniale d'une mélodique traditionnelle ottomane, et Take Five et son riff de piano à nul autre pareil mais, vraiment, c'est tout l'album qui est une fête de tous les instants par un groupe, un trio de blanc et leur contrebassiste à la peau sombre ce qui met une bonne petite claque à ceux qui voyaient Brubeck comme un blanchisseur de l'idiome, qui s'amuse audiblement beaucoup dans cette fête supérieurement mélodique, définitivement addictive mais, aussi, d'une vraie belle virtuosité (de celles qui servent la partition plutôt que de s'épancher en un vain onanisme instrumental). Pour nous petits français, c'est aussi l'album où l'on retrouve Three to Get Ready qu'empruntera Nougaro pour son excellent Le Jazz et la Java, rendons à César, etc. Et tout ça nous donne ? Un excellent album de jazz évidemment mais aussi, du fait de patterns rythmiques différents sur tous les thèmes, une exploration des possibles d'un jazz abordable mais pas plébéien pour autant couper le souffle.
Du jazz ludique, mélodique, entraînant et, c'est un compliment, divertissant, il n'est que logique que Time Out se soit imposé d'abord comme un énorme succès, ensuite comme l'authentique classique qu'il est. Recommandé, ô combien !

1. Blue Rondo à la Turk 6:44
2. Strange Meadow Lark 7:22
3. Take Five 5:24
4. Three to Get Ready 5:24
5. Kathy's Waltz 4:48
6. Everybody's Jumpin' 4:23
7. Pick Up Sticks 4:16

Dave Brubeck – piano
Paul Desmond – alto saxophone
Eugene Wright – bass
Joe Morello – drums

The Dave Brubeck Quartet

iN THe NoW
Charles Mingus "Mingus Ah Um"
ou "Rebel with a cause"

Avec son octet tonitruant, sa verve compositrice inégalée, Charles Mingus le rebelle revisite et révolutionne l'esthétique du big band en mode post-bop survitaminé. Comment ça, à huit seulement ? Oui da !
Historiquement, c'est son premier album pour Columbia qui, on peut le dire, est extrêmement bien tombé dans le parcours créatif du band-leader. Stricto sensu, Mingus Ah Um n'est pas un album de big band mais son dynamisme, son énergie, sa tonitruance, en plus de la grâce compositionnelle enfin réalisée de son leader, le poussent vers ces eaux peuplées de Duke Ellington, de Count Basie, ou, encore plus loin, Glenn Miller. Oui mais il y a autre chose, un militantisme avéré (Fables of Faubus, présentement castré de ses paroles dont on retrouvera la version prévue sur Charles Mingus Présents Charles Mingus), une nostalgie assumée (Goodbye Pork Pie Hat dédié au récemment décédé Lester Young), la réinterprétation volubile et jouissive de l'idiome Gospel (Better Git It in Your Soul), un salut à Mister Ellington avec qui il partagera bientôt l'affiche sur Open Letter to Duke (Money Jungle, autre album indispensable) et, bien sûr, le talent d'une équipe aux petits oignons mené par un leader et compositeur qui deviendra bientôt un ponte d'un jazz en pleine (r)évolution. En vérité, il n'y a pas un thème qui ne mérite la complète attention l'admiration d'un auditoire baba d'admiration.
Avec The Black Saint and the Sinner Lady et Mingus, Mingus, Mingus, Mingus, Mingus (ce dernier revisitant d'ailleurs deux thèmes du présent album), ses deux chefs d'œuvre de 1963 pour le label Impulse!, on tient là le sommet de la discographie d'un instrumentiste, compositeur et arrangeur, n'ayons pas peur des mots, de génie, un sommet d'intelligence, de grâce et d'énergie... Un essentiel.

1. Better Git It in Your Soul 7:23
2. Goodbye Pork Pie Hat 5:44
3. Boogie Stop Shuffle 5:02
4. Self-Portrait in Three Colors 3:10
5. Open Letter to Duke 5:51
6. Bird Calls 6:17
7. Fables of Faubus 8:13
8. Pussy Cat Dues 9:14
9. Jelly Roll 6:17
Bonus
10. Pedal Point Blues 6:30
11. GG Train 4:39
12. Girl of My Dreams 4:08

Charles Mingus – bass, piano (with Parlan on track 10)
John Handy – alto sax (6, 7, 9, 10, 11, 12), clarinet (8), tenor sax (1, 2)
Booker Ervin – tenor sax
Shafi Hadi – tenor sax (2, 3, 4, 7, 8, 10), alto sax (1, 5, 6, 9, 12)
Willie Dennis – trombone (3, 4, 5, 12)
Jimmy Knepper – trombone (1, 7, 8, 9, 10)
Horace Parlan – piano
Dannie Richmond – drums

Charles Mingus

Le documentaire qui m'a inspiré le billet :

13 commentaires:

  1. 1959, l'année qui a changé le jazz

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    The Dave Brubeck Quartet "Time Out"
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    Charles Mingus "Mingus Ha Um"
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  2. Hello Zorno

    Le Miles c'est sûr, incontournable mais j'ai une affection particulière pour cet album de Coleman. Et évidemment Brubeck, Mingus...Des musts alors pas grand chose à dire de plus. A part, quelle concentration dans ce post !

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    1. Et quelle concentration en 1959, n'Est-ce pas ? Alors oui, The Shape of Jazz to Come, tu ne me surprends pas, quel album !

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  3. Splendide post, je prends tout (même le KoB dont je n'avais pas les bonus), merci bcp, et en plus encore bravo pour les analyses pertinentes !
    Vincent

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    1. Comment ça ? Tu n'avais pas encore tout ? J'ai bien fait de le faire ce billet finalement ! ^_^
      Bonnes écoutes !

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  4. Trop cool cette sélection. Allez, je fais mes course, et je prends Mingus et Coleman, histoire d'avoir la totale chez moi. Même sans connaitre ces deux-là, j'ai l'impression que 1959, c'est l'année du Jazz qui fait aimer le Jazz.

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    1. Tu connaissais les deux plus faciles, tu vas te confronter aux deux plus "progressifs", enjoie ! Et oui, 1959, quelle année !

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  5. Salut belle sélection, mais j'aurais plus parler de 1956, du moins pour Charles Mingus, Pithecanthropus Erectus, c'est un disque unique, avant cette date je n'ai jamais entendu un disque qui sonnait pareil, avec beaucoup de petites touches "Free" comme en annonce de ce qu'il allait se produire dans les années à venir.

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    1. Pithecanthropus Erectus est excellent mais un poil en dessous de Ah Um. Ceci dit, en inconditionnel de Mingus, je ne peux qu'acquiescer à la mention d'un si bel album.

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  6. Salut !
    Merci pour ce Coleman que je kidnappe pour découvrir !
    Pour les 3 autres incontournables disques, c'est marrant car il y a un bon moment déjà, je les avais réunis en un seul .zip et postés sur un autre forum, comme quoi ces 3 là semblent être faits pour vivre ensemble !
    Je suis carrément à la bourre chez toi puisque je n'ai pas encore épluché l'année 1975 (l'année où j'ai montré le bout de mon nez), et j'ai hâte d'avoir le temps aussi pour explorer tes billets plus récents... Mais tu vas trop vite pour mes oreilles ;-)
    Bon week-end et Merci à toi !

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    1. Ha oui, trois albums séminaux et influents de la même année, le rapprochement est facile à faire. Bon écoute du Coleman aussi, le plus radical du lot, tu m'en diras des nouvelles !
      Merci de ton commentaire et, vite !, dépêche toi de rattraper ton retard ! ^_^

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  7. 1959 Année où... Un truc de journaliste? A la limite pourquoi pas, la question est à partir de quel années nous ne pourrions plus trouver d'albums marquants. Ceci dit si on devait parler de tournant majeur, 1959 a déjà davantage derrière lui et "Birth of cool" est déjà passé. Par contre si on abandonne la notion de jalon pour faire place au plaisir d'écoute... Des albums essentiels que tu proposes là, Le Coleman juste avant "Free Jazz" et je tourne encore autour de lui. A l'opposé le sage Dave joue un peu aux intrus, mais oui lui aussi fait du Jazz.

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    1. Quand même, si Birth of Cool était important, le virage modal de Kind of Blue est essentiel. Et puis il y a aussi l'Ornette Coleman, la naissance du free jazz. Alors oui, c'est un peu un truc de journaliste mais pas si faux, pas si faux...

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