mercredi 19 juin 2013

Anti-bonus : Francophilie.

Deux exemples de francophilie par (vous ne serez pas surpris) John Zorn ! Rien à voir avec le thème d'hier, donc. Quoique...

John Zorn "Duras: Duchamp" (1997)
ou "Parce qu'il n'est nul besoin d'être français..."


Ni la plus tonitruante ni la plus exigeante de l'auditeur, Duras:Duchamp propose un John Zorn contemporain mélodieux et plutôt  accessible. Mais entrons dans le détail :

Double dédicace et deux partitions donc. La première en hommage à l'écrivaine Marguerite Duras et qui porte son nom, l'autre pour le plasticien surréaliste Marcel Duchamp, plus précisément pour sa dernière œuvre marquante, le ready-made Etant Donnés (1966).

Duras, comprenant deux longues pièces et deux courtes saillies, est la plus apaisée et mélodique des deux. Presque ambiante par moments, elle semble évoquer la sensualité sudatoire de L'Amant, texte phare de la bibliographie de Marguerite Duras. (effroyablement retranscrit au cinéma par un Jean-Jacques Annaud qu'on a connu plus inspiré, ceci dit en passant). Petit détail qui tue (et participe au sel de l'entreprise), en complément de la musique, on entend régulièrement divers bruitages (celui d'une plume glissant sur le papier, de l'aiguisage de couteaux, etc.) conférant un aspect encore plus organique et biographique à une partition souvent contemporaine voire abstraite, avec ses vibraphones et cloches hypnotiques, son orgues quasi-liturgique, ses interventions de violons rêveurs, flottants, mais toujours étonnamment accessible (surtout quand, sans crier gare, elle glisse dans une sorte piano jazz brasileiro) et définitivement gracieuse.

Forcément, avec son inspiration routée dans les délires pataphysiques et surréalistes de Marcel Duchamp, Etant Donnés (sous titré d'un juste "69 paroxysmes pour Marcel Duchamp") est nettement plus chaotique et rigolarde si elle ne s'approche qu'à distance respectueuse des inclinaisons cartoonesques souvent démontrées par le compositeur. D'apparence aussi humoristique que par, par exemple Cat O'Nine Tails (pour quatuor à cordes), c'est un enchainement plus bruitiste et fracturé que réellement musical mais pas pour autant incohérent. Iconoclaste et irrévérencieuse, ce n'est certes pas le genre de pièce qui gagnera une nouvelle audience à Zorn mais elle fonctionne, en l'espèce, aussi bien auditivement qu'une machine molle de Dali. sans doute grâce à l'imagination de son compositeur et la maîtrise de trois (excellents) instrumentistes dévoués à ce délire hors du commun.

A force de le dire on va finir par ne plus me croire mais, une fois encore, c'est à une pleine et entière réussite à laquelle nous avons droit avec ce Duras:Duchamp béni des dieux. On tient peut-être même là la pièce idéale d'introduction à l'univers contemporain de John Zorn via une œuvre mélodique et émotionnelle tout en restant intellectuellement imposante. Une réussite, vous dis-je !


Duras
1. Duras: Premiere Livre 14:41
2. Duras: Deuxième Livre 0:51
3. Duras: Troisième Livre 16:46
4. Duras: Epilogue 1:46
Duchamp
5. Étant Donnés: 69 Paroxyms for Marcel Duchamp 13:17


John Zorn – composer, conductor & producer

&

Duras
Cenovia Cummins – violin
Mark Feldman – violin
Anthony Coleman – piano
John Medeski – organ
Jim Pugliese – percussion
Christine Bard – percussion

Duchamp
Mark Feldman – violin
Jim Pugliese – percussion
Erik Friedlander – cello



John Zorn "Rimbaud" (2012)
ou "Frenchophilie confirmed"


Appréhender Rimbaud, même quand on s'appelle John Zorn, est forcément un exercice périlleux, délicat. En l'occurrence, en quatre titres et autant de formations, Zorn n'y va pas par quatre chemins et ose se désolidariser du texte pour embrasser l'esprit, démarche à ma connaissance inédite en regard de l'œuvre du Grand Arthur.

Première pièce, Bateau Ivre tangue en version classique contemporain où l'atonalité, les dissonances ne sont jamais bien loin. Alternant cavalcades éméchées et contemplation vacillante, flute et clarinette en disturbances papillonnesques principales, ce n'est pas une pièce à priori facile (et pas si éloignée des explosions cartoonesques bien connues du maître, pour situer) mais qui s'avère, au final, d'une communicative verve et une traduction étonnamment juste du texte inspirateur.

Suivant, A Season in Hell (une saison en enfer) propose collages, samples et manipulations électroniques maladivement vibrantes distillées par Zorn himself et sa complice japonaise Ikue Mori. Le résultat doit s'écouter fort, très fort même avec des lumières stroboscopiques irrégulières et oppressantes. On imagine alors cette descente au tréfonds d'une âme en désarroi, celle d'Arthur.

La tonalité des Illuminations est évidemment tout autre. En l'occurrence, si la formation (un trio piano, contrebasse et batterie) évoque le jazz, la musique s'en distancie notablement quoique relativement rythmiquement. Clairement, c'est bien la performance explosive et virtuose du pianiste Stephen Gosling (et concomitamment l'écriture chaotique de Zorn) qui tirent la composition vers de chamboulés et vertigineux sommets où la mélodie, jamais vraiment absente, s'écoute en filigrane.

4ème et ultime pièce, Conneries propose un duo entre le maître de cérémonie (ici multi instrumentiste : sax, piano, orgue, guitare, batterie et bruitages... rien que ça !) et l'acteur/réalisateur Mathieu Amalric rencontré pour une interprétation du Cantique des Cantiques à la Cité de la musique. Et quelle pièce ! Déjantée semble le mot le plus approprié pour décrire la rencontre des instrumentations déstructurées, de l'imagination iconoclaste de John et l'interprétation protéiforme de Mathieu. Et c'est souvent drôle en plus !

Quatre longues pistes (plus de dix minutes chacune), quatre interprétations d'une œuvre qui n'a pas fini d'inspirer des artistes aussi divers que multiples pour des lectures aussi éparpillées et différentes que possible. Zorn s'en sort-il bien ? La réponse est clairement oui même si, comme à l'accoutumé, on se doit d'émettre les avertissements d'usage quand à l'approche d'une musique qui restera à réserver aux amateurs d'exigeantes et étranges odyssées. Si c'est votre cas, vous pouvez y plonger sans réserve !


1. Bateau Ivre 11:01
2. A Season in Hell 12:21
3. Illuminations 11:38
4. Conneries 12:20


Bateau Ivre
Brad Lubman - conductor
Steve Beck - piano
Erik Carlson - violin
Chris Gross - cello
Al Lipowski - vibraphone
Rane Moore - clarinette
Tara O’Connor - flute
Elizabeth Weisser - alto

A Season in Hell
Ikue Mori - laptop, electronics
John Zorn - sampler, electronics

Illuminations
Trevor Dunn - bass
Stephen Gosling - piano
Kenny Wollesen - drums

Conneries
Mathieu Amalric - voice
John Zorn - alto saxophone, piano, organ, guitar, drums, noise

Tous titres
Composition et production de John Zorn

6 commentaires:

  1. Je ne connaissais pas le Duras Duchamp... fantastique... merci infiniment. L’œuvre de Zorn est incroyablement organique, je serais incapable de mettre une date sur la moindre de ses oeuvres... sauf les game pieces et encore uniquement parce qu'il n'en a pas fait récemment.

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    1. Je trouve qu'il y a, tout de même, une certaine évolution vers des œuvres moins prospectives et plus mélodiques... Serait-ce l'assagissement de l'âge ?

      Content que le Duras:Duchamp t'ait plu. ^_^

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  2. Bon choix. Il eut même été concevable d'ajouter "Godard" (avec notamment le génial Bill Frisell, Christian Marclay et Anthony Coleman), voir même l'intégralité de l'album "Godard ça vous chante?".

    Les choix d'hommages sont toujours judicieux Duras, Duchamp, Rimbaud, etc. Je connais bien le Duras/Duchamp, en revanche pas encore écouté Rimbaud (même si je l'ai déjà depuis un moment), il faut dire que Zorn sort plusieurs albums chaque année ! J'ai plus écouté le Nosferatu (avec Bill Laswell à la basse, étant un grand amateur de Laswell) sorti à la même période que Rimbaud.

    J'ai vu John Zorn plusieurs fois, notamment lors de ses nombreuses apparitions à la Cité de la musique ou à Pleyel. Toujours un grand moment. Je garde un grand souvenir de son domaine privé à la cité de la musique en 2008.

    Zorn c'est comme Zappa, y'a de quoi faire vu la volumineuse discographie...

    Poptones

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    1. On s'est sans doute croisé au concerts, alors.
      D'ailleurs, j'en profite pour t'indiquer le samedi 28 septembre une journée spéciale Zorn (60ème anniversaire) avec trois concerts dans trois salles du Parc de la Villette. C'est disponible sur abonnement sur le site de la Cité de la Musique. J'y serai, évidemment !

      Sinon, désolé mais Godard est suisse, sinon, bien sûr, j'y avais pensé...

      Et merci de ton passage, Poptones. ^_^

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  3. Godard est suisse mais je suggérais son nom car je pensais que ça pouvait entrer dans la "Francophilie" vu que Godard est un cinéaste "français" par sa naissance (il est né à Paris), ses années de formation à Paris, ses influences cinématographiques françaises(notamment Renoir) et l'influence que lui-même a eu à travers les cahiers du cinéma et la nouvelle vague (deux phénomènes français). D'autant que ce jeu est appelé le "Grand Jeu Sans Frontières Des Blogueurs Mangeurs De Disques". Sans frontières...Enfin, c'est juste pour dire...Rien de bien important...

    En tout cas blog sympa. J'en ai démarré un y'a plus d'un an et demi, j'avais même fait une cinquantaine de chroniques en brouillon mais suite à un plantage PC et manque de temps, je l'ai laissé en jachère en attendant de faire le design et les liens. Puis le temps a passé et rien n'est encore fait...Faudra que je m'y remette pour finaliser...Ca fait quelques années que je suis les divers blogs musicaux aussi bien français qu'anglo-américains (jusqu'ici en tant que lecteur principalement) et ça m'aurait bien plu de participer à cette édition du jeu mais manque de temps et blog pas encore prêt...Jusqu'ici j'avais surtout commenté (parfois) sur le blog de Jimmy avant que les commentaires anonymes ne soient plus autorisés. A une prochaine chronique, je crois qu'on a pas mal de goûts similaires et éclectiques...
    Poptones

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    1. Tu as évidemment raison sur Godard. D'un autre côté, ça m'arrangeait de ne pas l'inclure ici puisque j'ai prévu un double post Godard/Spillane et The Bribe. Comme Spillane rentre difficilement dans le cadre de la francophonie... ;-)

      Concernant les blogs etc., j'ai un projet de blog communautaire que je pense démarrer vers la rentrée. Si tu te sens intéressé...

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