dimanche 30 mars 2014

Un dimanche de rêve... ou pas ? [ZornWeek#7]

Et pour finir la ZornWeek en feu d'artifice...

 
le RÊVE

John Zorn "The Dreamers" (2008)
ou "Doux songes en Zornie"


     Ca faisait longtemps que ça lui pendait au nez, tôt ou tard le trublion de la Grosse Pomme devait s'assagir. Il était dit, aussi, qu'un projet en serait le reflet le plus criant, ce projet, c'est The Dreamers dont la première des (pour le moment) quatre galettes apparut en 2008.
 
     Ceci dit, on comprit vite qu'assagissement ne rimerait ni avec reniement, ni avec changement complet de ton ou de "grille mélodique". Clairement, les Dreamers ont leurs racines quelque part vers Bar Kokhba dont ils conservent la langoureuse luminosité, et dans le voisinage du pourtant énervé Electric Masada dont ils empruntent une bonne part du line-up également (il n'y manque en fait qu'Ikue Mori et un Zorn plus instrumentalement présent que sur le seul Toys de ce Dreamers).
     Donc le propos n'est pas éloigné du jazz de chambre modernisé de Bar Kokhba presque défait, ici, de sa judaïté. Débarrassé de la plupart de ses aspérités et de ses tentations classisantes aussi. On en trouve en fait la source dès Naked City, sur l'excellent Sunset Surfer du très recommandé Radio (1992) par exemple. Droit au but donc, un but de douceur et d'harmonie ceci dit. Où la guitare chaude de Marc Ribot ne part que très rarement dans les soli débridés dont on sait le six-cordiste habitué, où le claviers de Jamie Saft viennent doucement caresser l'oreille de leurs nappes et figures harmoniques, où le vibraphone rêveur de Kenny Wollesen vient habiter les interstices de ses douces résonnances, où les percussion chaudes du brésilien Cyro Baptista viennent complémenter et complimenter les grooves et patterns tout en délicatesse du divin chauve et irremplaçable batteur Joey Baron, et où, enfin, Trevor Dunn, bassiste de son état, fait exactement ce qu'il faut quand il faut avec la discrétion et la dextérité qui sied à la nature du projet.
     Il faut dire qu'entre jazz finalement très classique (A Ride on Cottonfair, qui pourrait être du Dave Brubeck), lounge-klezmer sauce exotica bien troussé (l'irrésistible et inaugural Mow Mow, l'également très réussi Nekashim), rêveries plus mystiques d'admirable facture (Anulikwutsayl, Mystic Circles), c'est un John Zorn avant tout concerné par l'ambiance et la mélodie, particulièrement pointilleux et attentifs d'icelles donc, qui dirige son petit monde sur des pièces dûment sélectionnées pour l'occasion. Ce qui n'empêche pas quelques bienvenues sorties de routes, quelques jolis dérapages, évidemment discret mais épice indispensable à l'élaboration de la recette.

     Le résultat est du pur Zorn... en mode easy. A se demander si ce Dreamers premier (les trois autres étant, par ailleurs, également chaudement recommandés, en particulier un O'o en état de grâce exotique), ne serait pas le sésame idéal à qui veut entrer en Zornie sans prendre trop de risques...


1. Mow Mow 3:04
2. Uluwati 3:37
3. A Ride On Cottonfair 4:21
4. Anulikwutzayl 9:01
5. Toys 2:43
6. Of Wonder And Certainty 4:29
7. Mystic Circles 6:07
8. Nekashim 3:56
9. Exodus 7:01
10. Forbidden Tears 3:07
11. Raksasa 5:15

Cyro Baptista - percussion
Joey Baron - batterie
Trevor Dunn - basse
Marc Ribot - guitare
Jamie Saft - claviers
Kenny Wollesen - vibraphone
John Zorn - saxophone alto (Toys)


le CAUCHEMAR
 
John Zorn "Nosferatu" (2012)
ou "Après le rêve..."

     Quand John Zorn s'attèle au thème du vampirisme, forcément, on dresse l'oreille. En l'occurrence, c'est pour le spectacle d'une troupe polonaise que ce score a été composé. Et, pour la petite histoire, on se doit de préciser qu'il est sorti le jour des 100 ans de la mort de Bram Stoker (auteur de Dracula, pour ceux qui vivent sur une autre planète), le 20 avril 2012.

     Pour la circonstance, Zorn a assemblé un groupe comprenant son vieux pote bassiste Bill Laswell, l'organiste/pianiste Rob Burger, le percussionniste Kevin Norton (croisé notamment chez Fred Frith, David Krakauer ou Anthony Braxton) et lui-même au saxophone alto, piano acoustique et électrique et bruitages anatomiques et électroniques. Le résultat alterne fureur et douceur dans un tout convaincant même si pas forcément très facile à appréhender... Ce qui ne surprendra sans doute pas les suiveurs attentifs de ce compositeur polymorphe. Ainsi, souvent, un thème chaotique et angoissant précède-t-il une composition plus douce mais pas forcément plus apaisée, ce qui n'est que logique vu le thème couvert.
     Concrètement, le brassage du jour inclut des emprunts au rock industriel, au dub, au jazz (et free jazz), à l'ambient, au classique contemporain et, plus marginalement, au klezmer ; autant de genres que Zorn a souvent revisité durant sa longue et prolifique carrière (de Painkiller à Masada en passant par Naked City ou son répertoire contemporain) et qu'il maîtrise donc parfaitement. Impossible de le nier, nombreuses sont les dissonances et aspérités de ce répertoire visiblement conçu avec autre chose en tête que le confort de l'auditeur dans son salon (on regrette d'ailleurs de ne pas avoir l'opportunité d'entendre ces 16 titres dans leur contexte théâtral). De fait, Zorn joue souvent avec nos neurones (et nos tympans) tout au long de cette heure tendue où on accueille chaque respiration mélodique comme le messie (le sax baladin et la basse aquatique sur Fatal Sunrise ou le dub first class, The Stalking) avant de replonger avec appétit dans le bain acide.

     En définitive, comme souvent avec les oeuvres « difficiles » de John Zorn, Nosferatu est un album qu'il faut prendre son temps à digérer, parce que cette musique (profondément émotionnelle tout en restant éminemment cérébrale) est faite pour se jouer de nos sens, nous faire perdre les points de repères qui jalonnent habituellement ce qui nous tombe dans l'oreille. Il y a de quoi faire peur aux néophytes, qui auront en l'occurrence bien tort, ceux qui feront « l'effort » trouveront ici moult trésors, qu'ils en soient convaincus... Une réussite (de plus!).


1. Desolate Landscape 4:32
2. Mina 3:35
3. The Battle of Good and Evil 5:14
4. Sinistera 3:22
5. Van Helsing 3:25
6. Fatal Sunrise 3:17
7. Hypnosis 2:10
8. Lucy 2:46
9. Nosferatu 2:27
10. The Stalking 7:33
11. The Undead 4:00
12. Death Ship 2:00
13. Jonathan Harker 5:29
14. Vampires at Large 4:17
15. Renfield 3:31
16. Stalker Dub 3:24


Rob Burger: piano, orgue
Bill Laswell: basse
Kevin Norton: vibraphone, tambours, cloches d'orchestre, bols tibétains de prière
John Zorn: piano, saxophone alto, Fender Rhodes, électronique, souffle


RÊVE BONUS
 
John Zorn "Dreamachines" (2013)
ou "La machine à rêver"
 
 
     Qu'importe le concept (en l'occurrence un hommage à deux "beat auteurs", William Burroughs et Brion Gysin , créateurs de l'art du cut-up si cher à Zorn), l'important est qu'il offre à John Zorn de nouvelles cartouches pour étendre encore et toujours son impressionnante série de compositions/enregistrements. Qu'importe le quatuor assemblé pour l'occasion, on sait Zorn sûr dans ses choix et possédant un "cheptel" d'exceptionnels instrumentistes dans lequel il puise à foison, à l'envie. Et voici donc Dreamachines, déjà 5ème livraison de l'an pour un compositeur dont la productivité délirante ne se dément pas, pensez !, depuis le début des années 90 chaque nouvelle levée calendaire apporte sa cinq à dizaine d'œuvres originales... Mais comment fait-il ?!
 
     Musicalement, c'est à du Zorn classique et varié auquel nous sommes, cette fois, confrontés. Classique parce qu'on y retrouve la patte mélodique du maître, reconnaissable entre mille. Varié parce que le spectre présentement déployé touche au jazz, au classique contemporain, au klezmer et à l'imprévisibilité "cut & paste" de ses explorations rock, noise et filmiques de Naked City... Une somme ! Et une sacré performance que d'associer ainsi les deux facettes de son art : celle presque easy-listenning avec l'autre, exigeante de l'auditeur et souvent atonale voire carrément chaotique... Comme vous le réaliserez dès l'ambivalente pièce d'ouverture, Psychic Conspirators.
     Certes, connaître son "personnel", ce quatuor de pointures habituées de la "Maison Zorn" sur le bout des doigts aide, et posséder ainsi chaque style depuis si longtemps n'est aucunement un facteur aggravant. Parce qu'il faut bien le dire, si le cocktail est présentement relativement nouveau, du fait d'un assemblage presque inédit de musiciens (même équipe que Nova Express), on reste dans la zone de confort du compositeur. Et tant mieux, après tout ! Parce que ce Zorn expert, qui vous attrape par des mélodies enjôleuses (mais écoutez moi cet hypnotique Git-le-Cœur ou ce Masadien en diable The Conqueror Worm !) pour mieux vous brutaliser les tympans de courtes virgules éruptives et bouillonnantes (Psychic Conspirators, Note Virus) est absolument divin bien aidé, il faut le dire, par, en premier lieu, un Kenny Wollesen au vibraphone tutoyant les anges et culbute les démons (tout l'album est un festival de ses capacités, vraiment) ! C'est aussi un bonheur d'entendre John Medeski (Medeski, Martin & Wood) tâter du piano (souvent dingue et parfait partenaire soliste du précité) en lieu et place de ses plus réguliers orgues et synthétiseurs. Quand à la section rythmique composée du bassiste Trevor Dunn (Mr Bungle, Secret Chiefs 3, Tomahawk) et de l'indéboulonnable chauve rythmicien (Joey Baron), que dire si ce n'est que le "couple" assure impeccablement mariant prouesse et sensibilité, douceur et rage... Où il faut quand il faut tels les grands professionnels et artistes inspirés qu'ils sont. Car enfin, oui, il faut bien le dire, Zorn a, encore une fois, su s'entourer, ce n'est pas la moindre raison de son insensée réussite récurrente.
 
     Au risque de me répéter, mais tant pis, des fois il faut, John Zorn, compositeur multiple et volubile, fait mouche avec, pour le coup, un album à recommander autant aux initiés de son art musical qu'aux newbies qui n'en reviendront pas s'ils seront certainement un peu chahutés par l'expérience... Immense, quoi !


1. Psychic Conspirators 3:18
2. Git-Le-Coeur 4:27
3. The Conqueror Worm 6:58
4. The Third Mind 6:34
5. Light Chapels 5:20
6. The Dream Machine 5:58
7. Note Virus 3:31
8. 1001 Nights In Marrakech 6:30
9. The Wild Boys 3:26


John Medeski - piano
Kenny Wollesen - vibraphone
Trevor Dunn - basse
Joey Baron - batterie

 
CAUCHEMAR BONUS
 
Naked City "Radio" (1993)
ou "Ondes étranges"


     Peut-être l'album le plus abouti de Naked City, le plus pensé en tout cas, un concept, "Radio", où tout commence en douceur histoire de ne pas braquer l'auditeur, puis, doucement mais sûrement, on s'aventure dans des paysages plus chaotiques, performances péri-grindcoresques où la formation excelle. En vérité je vous le dis, Radio Naked City, c'est quelque chose ! 
 
     D'ailleurs, pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil au livret et d'y repérer la liste des influences musicales assumées par le combo, de Charles Mingus à Extreme Noise Terror, de Quincy Jones à Morton Feldman, de Carole King à Boredoms, de Funkadelic à Carcass (etc.). Un grand écart qui se retrouve évidemment dans le(s) style(s) pratiqué(s) par Naked City sur leur avant-dernier album studio ici présent.
     Et donc, progression oblige, on démarre par ce jazz emprunt de funk, de (surf) rock, d'influences "morriconiennes" qui font merveille à démontrer l'imagination du sextet, de John Zorn, son compositeur, arrangeur, saxophoniste alto et agitateur en chef mais également d'un Bill Frisell qui, loin de sa zone de confort habituelle (l'americana jazz), offre moult atours chatoyants à ses 6 cordes, d'une section rythmique aussi improbable qu'efficace (l'ex-Henry Cow Fred Frith à la basse, l'irremplaçable jazz batteur fidèle d'entre les fidèles Joey Baron) qui jazze aussi bien qu'elle rocke, et d'un claviériste fin et inventif tel que Wayne Horwitz (qui sait aussi être un pianiste de 1ère classe comme le démontre le Sonny Clark Mémorial Quartet, déjà avec Zorn).  Les highlights de la "section" ? Le jazz rigolo et coureur d'Asylum ou Zorn dérape joyeusement dans les virages en épingles tracés par ses petits copains, le presque exotica Sunset Surfer qui rappelle un peu les Dreamers d'avant les Dreamers, le pur fun rock'n'rollesque de Party Girl, le funk enragé de Triggerfingers, le groove organ-ique de Sex Friend avec Wayne Horwitz en Eddy Louiss d'après l'apocalypse et Frisell en fine lame fusionnante,  ou The Bitter and the Sweet en jazz ambiant presque atonal.
     Et puis vient le second volet, celui où tout ne change pas tout à fait mais où l'agression sonore se fait plus fréquente, plus jazz-punkeuse. C'est aussi la partie où les hurlements possédés de Yamatsuka Eye viennent perforer les tympans innocents d'auditeurs jusqu'alors trop installé dans une écoute un brin chaotique mais finalement plutôt confortable et rigolarde. Le début du cauchemar ? The Vault, rampant jazz rock se muant en noise japonaise est la transition (quoique qu'un Krazy Kat cousin de Mr. Bungle l'esquisse déjà)... Et ça fait mal, mais ça fait parfois du bien de se faire mal comme sur un Metal Tov (plus tard repris par Electric Masada) en faux-Heavy Metal juif mais vrai trait de génie énergétique. La suite est à l'avenant enchainant, pour simplifier, jazz qui rocke très fort et grindcore qui récure à fond, du costaud, pas pour les fillettes !
     Enfin, jusqu'à un American Psycho, revenant à une fusion plus accessible, et son final ambient semblant pointer vers l'ultime Naked City qui paraîtra plus tard la même année : Absinthe.

     Il y en a pour tous les gouts sur Radio, il y a surtout un sacré bon dieu d'album avec un groupe au sommet de son art, au maximum de sa maîtrise. Un chef d'œuvre, indéniablement.


1. Asylum 1:54
2. Sunset Surfer 3:22
3. Party Girl 2:33
4. The Outsider 2:27
5. Triggerfingers 3:31
6. Terkmani Teepee 3:56
7. Sex Fiend 3:31
8. Razorwire 5:28
9. The Bitter And The Sweet 4:48
10. Krazy Kat 1:51
11. The Vault 4:44
12. Metaltov 2:07
13. Poisonhead 1:09
14. Bone Orchard 3:53
15. I Die Screaming 2:29
16. Pistol Whipping 0:57
17. Skatekey 1:24
18. Shock Corridor 1:05
19. American Psycho 6:09


Joey Baron - batterie
Yamatsuka Eye - voice
Bill Frisell - guitare
Fred Frith - basse
Wayne Horwitz - claviers
John Zorn - saxophone alto

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